OUPS...
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Relation Forme / Fonction
Du fait de l'immatérialité et de l’ampleur des systèmes de BPM, leur matérialisation à travers des interfaces propres à chaque utilisateur constitue un enjeu important pour leurs concepteurs. Ces interfaces permettent d’imaginer les usages du système étape par étape, de faciliter l’appropriation de ces outils pour un public non expert en explicitant et formalisant chaque tâche de travail et doit donc au final nous permettre de reprendre la main sur le système quand nous le souhaitons.
Relation Fournisseurs / Usagers
Les systèmes d’automatisation des processus intègrent leurs concepteurs dans la relation entre l’entreprise et ses différents interlocuteurs, employés, clients, partenaires ou fournisseurs. En cas de dysfonctionnement du système, c’est pourtant bien la responsabilité de l'entreprise utilisatrice qui pourrait être engagée. Le rôle des concepteurs de ces systèmes est alors de chercher le meilleur équilibre entre les intérêts de l’entreprise utilisatrice et ceux des différents utilisateurs du système.
Effet Réseau & Représentation (ARTICLE)
Alors que les entreprises se complexifient et que le nombre d’acteurs et de relations entre acteurs augmente, la modélisation et la représentation permise par les systèmes de BPM peut jouer un rôle important dans la compréhension que nous aurons de nos entreprises et de leur organisation. Ces technologies peuvent impacter l’expérience de travail des employés, leurs façons d’interagir et de collaborer et donc au final le fonctionnement même des entreprises.
Gouvernance & Éthique
L’implantation dans les entreprises de systèmes d’automatisation de plus en plus vastes, rentables et autonomes, ravive le débat du remplacement des travailleurs par ces systèmes. Sachant qu’ils pourraient augmenter les inégalités sociales, en impactant d’abord les emplois les moins qualifiés, nous devons réguler la responsabilité et la capacité d’action qu’on leur attribuera et réfléchir à comment nous en servir plutôt comme des outils d’amélioration de nos conditions de travail.
ARTICLE
Systèmes d’automatisation en entreprise
Outils de contrôle ou de réinvention du travail ?
Juillet 2019
Au début des années 2000, l’aéroport de Londres Heathrow, premier d'Europe et quatrième mondial en nombre de passagers, est confronté à un problème grandissant : le nombre de vol ne cesse d’augmenter alors que l’espace de l’aéroport ne s'agrandit pas. Face aux difficultés de gestion et à la saturation de l’espace, le pourcentage d’avions décollant en retard augmente peu à peu, jusqu’à atteindre pendant un temps le record de 32%. Pour remédier à cette situation, l’administration de l’aéroport décide en 2009 de faire appel à l’entreprise Pega pour mettre en place un système de “ Business Process Management ” (BPM), une technologie de modélisation et d’automatisation permettant de visualiser les déplacements de chaque avion et de chaque équipe de l’aéroport, afin de décider dynamiquement de leurs affectations et déplacements et donc d’optimiser leur coordination. Au final, ce système a permis à l’aéroport d’économiser du temps de gestion et du carburant, de faire partir les avions entre 57% et 85% plus à l’heure qu’auparavant selon les jours et d’éviter de faire patienter les passagers inutilement en zone d’embarquement, augmentant au passage leur temps passé en zone duty free et donc le chiffre d’affaire des boutiques…

Alors que les entreprises s’agrandissent et se complexifient, elles sont de plus en plus confrontées à la difficulté de devoir gérer et coordonner leurs différentes équipes en fonction des projets, pour certaines à travers le monde. Du côté des employés, il devient de plus en plus dur d’avoir une vision d’ensemble claire et précise de l’organigramme et de l’organisation de leur entreprise lorsque celle-ci dépasse une certaine taille. En parallèle, le développement des outils numériques utilisés au travail a fait augmenter le nombre de sollicitations quotidiennes auxquelles les employés sont confrontés, alors que plusieurs études ont montré la difficulté que nous avons en tant qu’humains à gérer cette surabondance d’informations, pouvant créer un sentiment de surcharge cognitive. Ces nouveaux produits numériques ont fait apparaître de nouvelles tâches de travail répétitives et parfois chronophages, obligeant les employés à développer une attention fragmentée pour pouvoir sauter très rapidement d’une information à l’autre, augmentant le risque d’erreur et donc aussi la méfiance des entreprises envers les limitations de leurs travailleurs.

Pour faire face à ces problèmes, de nombreuses entreprises se tournent vers des systèmes de modélisation et d’automatisation BPM similaires à ceux de l’aéroport d’Heathrow. Elles seraient déjà 24% à les utiliser, en particulier les grands groupes, et beaucoup disent vouloir s’en équiper à court terme, selon une étude réalisée début 2017 par le cabinet de Conseil et d’analyse CXP Group auprès de 153 entreprises représentatives de tous les secteurs d’activité. Cet article a donc pour but de décortiquer ces technologies pour voir quelles conséquences techniques, économiques et sociales elles ont sur les entreprises et sur le travail en fonction de l’usage qui en est fait. Comment ces technologies s’intègrent elles aux systèmes d’organisations parfois complexes des entreprises dans lesquelles nous travaillons ? Et cette modélisation des relations et interactions entre travailleurs peut-elle impacter notre conception du travail, voir la structure même de nos entreprises ?
Diagramme de modélisation BPM, José Fonte, 2017
LES FONDAMENTAUX
Qu’est ce qu’un processus ?
Pour organiser leurs activités, les grands groupes ont cherché à catégoriser les différentes tâches nécessaires à leur bon fonctionnement, et ont créé un jargon spécifique que je vous propose d’étudier brièvement !
Dans une entreprise, le front office désigne l'ensemble des activités qui interagissent directement avec les clients ou les utilisateurs et sont visibles par eux (marketing, communication, support client, service après-vente…) À l’inverse, le back office désigne l'ensemble des activités auxquelles les clients ou les utilisateurs n’ont pas accès, que l’on peut grossièrement séparer en deux catégories : d’une part les activités d’administration de l’entreprise (comptabilité, gestion, ressources humaines…), d’autre part les activités de production (recherche, ingénierie, design, développement…). Front office et back office ne sont bien sûr pas totalement cloisonnés et sont souvent amenés à travailler ensemble en fonction des projets.
Un processus (ou processus métier) désigne un ensemble d'activités organisées dans le temps par une entreprise pour produire un résultat précis, c’est à dire tout ce qui va permettre à une entreprise de réaliser une tâche spécifique. Pour vous donner un exemple concret, un processus de demande de congés est l’ensemble de toutes les étapes par lesquelles un employé doit passer pour faire sa demande, et comprend la façon dont toutes les personnes impliquées interagissent depuis la demande initiale de l’employé jusqu’à la validation finale qu’il reçoit. Les processus sont donc spécifiques à chaque entreprise, et contribuent à leur efficacité et à leur bon fonctionnement. Pour chercher à les améliorer, les entreprises peuvent passer par des audits, de la médiation, des événements de co-working ou donc par des technologies d’automatisation.
Qu’est ce que l’automatisation des processus ?
Pour lutter contre la complexification des entreprises et du travail, ces nouvelles technologies d’automatisation se développent depuis le début des années 2000.
Le Business Process Automation (BPA) désigne l’ensemble des méthodes permettant d’automatiser les processus d’une entreprise. Les produits de BPA utilisent différentes applications et logiciels interconnectés permettant aux clients, aux utilisateurs, aux partenaires, aux fournisseurs et/ou aux employés d’échanger des produits, documents ou informations, et de réaliser différentes actions. Il existe plusieurs “ familles ” de produits de BPA, la plus développée étant celle des systèmes basés sur des workflows, anglicisme traduisible en “ flux de travaux ”. Ces systèmes sont capables de modéliser un processus puis de suivre l’évolution d’un produit, d’un document ou d’une information à travers les différentes étapes du processus en fonction des règles définies par l’entreprise au moment de la programmation du système.
Qu’est ce que le BPM ?
Le Business Process Management (BPM) est le type le plus répandu de ces systèmes d’automatisation des processus. Différentes entreprises conçoivent et vendent des systèmes de BPM, qui sont aujourd’hui de plus en plus utilisés comme le montrait l’étude du CXP group évoquée en introduction.
Les produits BPM sont aujourd’hui majoritairement utilisés pour la relation client (gestion des courriers, adhésion des nouveaux clients, suivi des contrats et des dossiers, réclamations...), mais aussi pour la relation avec d’autres entreprises (demande d’achat, bon de transport, suivi des paiements et des factures…) et la gestion du personnel (gestion des contrats, processus de recrutement ou de licenciement, entretiens annuels…).
Comment fonctionne le BPM ?
La mise en place d’un système de BPM est dépendante de chaque entreprise, mais suit dans les grandes lignes toujours les mêmes étapes. Elle commence par un travail d’étude de l’organisation de l’entreprise, ayant pour but de détailler l’ensemble des processus que celle-ci souhaite automatiser. Cette étape aboutit à une première “ modélisation ” des processus en question. Pour cela, les systèmes BPM s’appuie sur la norme Business Process Model and Notation (BPMN, traduit en “ modèle et notation de processus métier ”), qui renvoie à un type spécifique de modélisation dans laquelle chaque élément du processus est catégorisé (à quelle type de tâche correspond cette étape ?), détaillé (quelle action est nécessaire à cette étape ?) et mis en relation (quelles sont la ou les étapes suivantes ?). La modélisation n’est pas nécessairement linéaire, elle peut avoir différents embranchements en fonction du résultat de chaque étape. En cas de processus de trop grande ampleur, il est possible d’intriquer les étapes pour que la modélisation reste compréhensible visuellement : une étape représentée dans la modélisation principale fait alors référence à un sous-processus correspondant à une succession d’étapes représentée dans une autre modélisation secondaire.
Grâce à la norme BPNM cette première modélisation peut ensuite être “ convertie ” en modèle exécutable, dans lequel le système peut suivre et réagir en temps réel à l’évolution d’un produit, d’un document ou d’une information à travers les différentes étapes du processus. Pour cela les programmeurs codent les relations entre les différentes personnes intervenant dans le processus, les réactions attendues par chacun, les données manipulées et la temporalité de chaque étape… Il est alors possible de retranscrire cette évolution en concevant des interfaces utilisateurs, permettant aux employés impliqués dans le processus d’y contribuer à l’étape qui les concerne, en créant de nouvelles tâches, effectuant une validation ou un suivi, notifiant une modification…

Le système BPM peut alors être déployé et mis en service sur les serveurs de l’entreprise. En plus d'exécuter les processus de manière automatisée, il permet aussi de tracer l’ensemble des éléments modélisés, dans un but de supervision et de pilotage. Des interfaces utilisateurs dédiées permettent alors de visualiser des statistiques sur les processus concernés et d’obtenir des retours sur la façon dont ils fonctionnent : nombre d'éléments en attente à chaque étape, durée moyenne passée à chaque étape, embranchements les plus suivis…
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Jusqu’à quel point les outils d’automatisation améliorent ils le travail produit en entreprise ?
En étudiant les usages que différentes entreprises font des systèmes d’automatisation et en particulier du BPM, on observe que leur but principal est en général de tendre vers plus d’efficacité, à travers une meilleure coordination des différents employés impliqués dans le processus automatisé. Certaines équipes l’utilisent par exemple pour traiter les dossiers de leurs clients, en permettant à ces derniers de remplir leurs informations sur une plateforme en ligne, d’y associer leurs documents, puis de suivre l’évolution de leur demande sur un espace dédié. Le système BPM, parfois associé à d’autres logiciels, permet alors de vérifier automatiquement les dossiers, les éventuels documents manquants étant détectés et une notification envoyée aux clients concernés pour leur demander de compléter leur dossier. Certains systèmes peuvent même extraire automatiquement du dossier les informations du client (nom, adresse, date de naissance, type de service demandé…), voire vérifier les éventuelles falsifications et retouches, pour que l’employé chargé de traiter le dossier n’ait pas à le faire manuellement. Une fois les dossiers validés comme complets par le système, les employés peuvent alors si besoin reprendre la main pour demander une information complémentaire ou une vérification au client, puis transmettre instantanément les informations et documents à un autre employé pour la suite du processus. Le système permet à toutes les personnes concernées de suivre les évolutions des différents dossiers en cours, d’être informé en cas de problème et d’avoir accès à l’historique des actions déjà réalisées ou en attente, selon les règles définies par l’entreprise lors de la modélisation du processus. L’objectif d’efficacité semble être atteint pour beaucoup d’entreprises, qui ont pu grâce à ce type de système diminuer drastiquement le temps passé sur chaque dossier. Finie l’inertie administrative où les dossiers s'accumulent sur les bureaux des employés, en étant parfois perdus ou oubliés... Une meilleure efficacité entraînant une meilleure rentabilité, les systèmes d’automatisation visent évidemment aussi à augmenter les profits des entreprises qui les utilisent.
Dilbert, Scott Adams, 2005
La progression de l’efficacité d’une entreprise augmente en général la qualité perçue par les utilisateurs des services qu’elle propose. C’est d’ailleurs l’un des arguments majeurs des créateurs de produits BPM : la structuration des processus garantirait la qualité du service fourni et permettrait notamment à l’entreprise de pouvoir gérer plus facilement une augmentation soudaine du nombre de tâches à traiter. Les parcours utilisateurs (ou “ user journey ”), c’est à dire les scénarios de l’ensemble des interactions possibles entre le produit ou le service et ses utilisateurs, peuvent être réellement réfléchis, conçus et designés étape par étape, et donc gagner en qualité. Les architectes de l'information, designers d'interaction et d’interface, peuvent imaginer en parallèle de ces systèmes des usages simplifiés à travers des services et interfaces propres à chaque utilisateur, et ainsi faciliter l’appropriation de ces outils pour un public non expert, les tâches à réaliser étant toutes explicitées et formalisées par la modélisation. Le rôle de ces concepteurs est alors aussi de chercher le meilleur équilibre entre les intérêts de l’entreprise et les intérêts des différents utilisateurs du système, en particulier en termes de gain de temps et de confort d’usage dans la répartition des tâches de chacun.

Les systèmes BPM peuvent aussi faciliter le contrôle des obligations réglementaires des entreprises, devenu crucial depuis que l’Union Européenne a voté le 25 mai 2018 le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD), forçant les fournisseurs de services et de contenus en ligne à garantir à leurs utilisateurs la portabilité de leurs données personnelles (transfert des données d’un service à un autre), voire leur suppression complète sur demande. Beaucoup d’entreprises ont actuellement des difficultés à mettre à jour leurs systèmes d’information conformément à cette loi : les bases de données qu’elles utilisent, conçues avant la loi, ne sont pas pensées pour pouvoir facilement supprimer toutes les données d’un client à sa demande, car elles mettent en relation de nombreuses “ sous-bases de données ” et obligent donc à remonter vers toutes ces sous-bases une à une pour supprimer les données... Beaucoup d’entreprises redoutent donc de se faire contrôler, surtout sachant que les amendes peuvent aller jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires mondial du groupe selon la gravité de l’infraction (mauvaise application ou non-respect du RGPD). Les produits de BPM revendiquent de pouvoir faciliter l’application de cette loi grâce à l’archivage automatisé des données et des documents, permettant d’éviter les erreurs et surtout de concevoir des systèmes d’informations plus adaptés au RGPD.

Enfin, ces systèmes d’automatisation de processus peuvent aider les entreprises et à avoir une meilleure compréhension de leur propre fonctionnement. Plusieurs scientifiques ont décrit notre incapacité à comprendre l’organisation d’un système lorsque celui-ci devient trop complexe et comprend un trop grand nombre de composants et de relations. Dans son livre “ la Simplexité ”, le neurophysiologiste Alain Berthoz évoque les mécanismes de l’attention et de la perception humaine, mettant en évidence que la complexité que nous attribuons à un objet d’étude est avant tout le résultat de notre incapacité à l’appréhender et le comprendre correctement… La notion de complexité serait donc relative à la façon dont notre cerveau, avec ses nombreux biais et limitations, fait l’analyse de tels systèmes, ce qui impacterait donc la capacité des employés d’une entreprise à se coordonner entre eux, d’autant plus quand celle-ci dépasse une certaine taille. Les processus des entreprises étant parfois mal documentés et donc mal compris par les employés, ceux-ci agissent donc par habitude, sans nécessairement remettre en question la pertinence du fonctionnement des processus auxquels ils participent. Après avoir interrogé des employés de moyennes ou grandes entreprises, plusieurs m’ont expliqué que le simple fait d’expliciter le fonctionnement de leur travail, même dans un simple but d’enquête, suffisait à les faire prendre conscience d’incohérences de fonctionnement, par exemple que plusieurs services ou employés réalisaient des tâches similaires en parallèle. Le fait de modéliser les processus et donc l’organisation de l’entreprise dans un but d’automatisation contribuerait alors au fait de mieux la comprendre. En objectivant la façon dont les choses se passent, la modélisation empêche aussi les comportements individualistes de certains employés, faisant par exemple de la rétention d’informations, que l’on m’a aussi souvent rapportée... En souhaitant que les informations passent par eux par abus de pouvoir, certains managers agissent parfois sans s’en rendre compte en goulot d’étranglement et ralentissent l’ensemble d’un processus. Grâce aux analyses statistiques “ à froid ”, c’est à dire avec du recul une fois le processus testé pendant suffisamment longtemps, le système permet alors d’évaluer qui sont les personnes ou étapes bloquantes, les grandes tendances, les dysfonctionnements, et donc éventuellement de les corriger.
Dilbert, Scott Adams, 2011
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Comment ces systèmes d’automatisation modifieront-ils notre expérience du travail ?
Au-delà d'améliorer l’efficacité des entreprises, les systèmes d’automatisation des processus ne sont pas sans conséquences sur le ressenti que les employés ont de leur travail. Ces technologies tendent en particulier à rationaliser le travail, pour en optimiser très pragmatiquement les processus. Une bonne mise en évidence de ce phénomène se trouve dans une conférence de Neil Ward-Dutton, chercheur et analyste spécialisé dans le BPM, qu’il a donné au bpmNEXT, plus important salon mondial dédié aux technologies BPM, qui regroupe depuis 2013 chercheurs et entreprises créatrices de ce types de systèmes. Dans cette conférence, Neil Ward-Dutton présentait un “ schéma du travail ”, représenté en tant que succession de tâches dans un contexte, orientées vers un but précis et facilitées par des ressources extérieures. Le rôle des systèmes BPM serait alors de “ couvrir ” plus ou moins ces différentes composantes du travail, en fonction de leur niveau d’implantation dans l’entreprise. On peut s’interroger sur la pertinence de cette décomposition du travail : si elle est nécessaire pour pouvoir mettre en place un système d’automatisation des processus, elle simplifie volontairement le fonctionnement de l’entreprise selon les critères de ces systèmes d’automatisation. Et le fait de ne pas prendre en compte pendant l’étape de modélisation certaines relations complexes entre les travailleurs de l’entreprise ne risque-t-il pas de favoriser une schématisation simpliste du fonctionnement de l’entreprise ?
Schémas des niveaux d'automatisation du travail, Neil Ward-Dutton, 2018
Cette rationalisation du travail en tant que succession de tâches distinctes n’a bien sûr pas été inventée par le BPM. Si la première image qui vous vient à l’esprit à ce propos est sans doute celle de Charlie Chaplin travaillant à la chaîne dans l’usine des “ Temps Modernes ”, le développement des outils numériques a permis de transposer cette logique pour la production de contenu numérique. L’un des exemples les plus frappant est le “ Mechanical Turk ” plateforme en ligne lancée par Amazon en 2015, qui regroupe des propositions de tâches de travail réalisables en quelques minutes, servant notamment à l’apprentissage des intelligences artificielles (voir l’article à ce sujet sur le site), pour quelques dizaines de centimes de dollars : sous titrage de vidéo, extraction d’informations d’un ticket de caisse… Cette segmentation du travail reprise par les systèmes de BPM du fait de leur mode de représentation et des technologies de modélisation qu’ils utilisent n’est pas négative en soit, mais on peut s’interroger sur le fait que ces systèmes d’automatisation conduisent vers une vision du travail de plus en plus productiviste. Dans le bilan de l’étude du CXP group mentionnée en introduction, Muriel Guénon, responsable de l’enquête, déclarait “ qu'aujourd'hui avec la transformation numérique qui renforce l'accélération que l’on connaît depuis des années, l'accélération des phases de conception, de production et de mise sur le marché, la performance opérationnelle est un élément de plus en plus crucial ”. Le développement de notre économie vers un marché à haute concurrence pousse les entreprises à aller de plus en plus vite et les technologies d’automatisation comme le BPM sont donc utilisées pour gagner en efficacité dans un but de performance, en accord avec le modèle économique de l’entreprise. L’exposition “ Digital labor ” de la biennale du design de Saint-Etienne 2017 s’intéressait justement à ce bouleversement du travail par ces nouvelles technologies de rationalisation des tâches. Dans son avant-propos, la commissaire d’exposition Marie Lechner constatait notamment que ce type de travail numérique fragmenté “ dissimule dans ses plateformes hyper sophistiquées des pratiques primitives, voire esclavagistes du travail ”. Les systèmes d’automatisation des processus ne sont bien sûr pas seuls responsables de cette vision hyper-productiviste, mais ils peuvent y contribuer en facilitant cette logique. Il est important que les entreprises prennent en compte cet impact potentiel sur le travail de leurs employés et se positionnent clairement sur cette question pour ne pas risquer de créer des usages avilissants.

Ce phénomène est renforcé par le fait qu’une fois qu’une entreprise a investi dans la mise en place de ces outils, elle veut à juste titre rentabiliser son investissement, et se conforte donc dans la logique d’utilisation du système mis en place, d’autant plus que celui-ci a un impact direct sur sa rentabilité. Certaines entreprises ont par exemple pu mesurer que l’automatisation de leurs processus de vente en ligne augmentait significativement leur “ taux de transformation ”, c’est à dire la proportion d'acheteurs par rapport au nombre total de personnes ayant parcouru leur site. Ce phénomène est probablement favorisé par un biais d’engagement du client, qui fait qu’il a de plus en plus de mal à interrompre le processus d’achat au fur et à mesure qu’il s’y engage. Une expérience utilisateur sans accroc et sans temps d’attente permise par ces outils d’automatisation à travers leurs interfaces fluides et simplifiées, permet évidemment d’augmenter la satisfaction du client et donc légitimement de lui donner plus envie d'acheter, mais elle peut aussi lui éviter de se poser trop de questions et d’aller comparer le produit de l’entreprise avec ceux de ses concurrents... Toujours dans un but de performance, les entreprises peuvent aussi tirer parti de la dématérialisation du paiement qui est, elle aussi, connue pour favoriser l’acte d’achat : plusieurs études ont par exemple montré qu’à type d’achat équivalent nous sommes en moyenne prêt à dépenser plus d’argent si nous payons en carte de crédit que si nous payons en liquide. Les fournisseurs de services d’automatisation et les entreprises les utilisant sont probablement conscients de ces biais d’usages et ils peuvent en jouer pour séduire leurs clients... Vous pouvez penser que c’est la “ loi du marché ” et qu’il est logique que les entreprises tentent de tirer parti de nos biais cognitifs, mais il est néanmoins important que nous en soyons conscients en tant qu’usagers de ces systèmes. Leur essor doit nous inciter à développer notre esprit critique pour être mieux armés le jour où nous devrons les utiliser.

Au-delà de cette logique productiviste, il faut être conscient de la façon dont ces systèmes vont cohabiter avec les employés de l’entreprise. L’objectif des concepteurs de produits BPM est de permettre une complémentarité entre le système et les travailleurs qui l’utilisent, une automatisation complète n’étant pas toujours possible, ni souhaitable. Les concepteurs de systèmes BPM mettent en avant le fait que cette automatisation peut apporter une assistance aux travailleurs en leur permettant de se concentrer sur les tâches pour lesquelles ils apportent la plus grande valeur ajoutée, le système s’occupant de traiter les autres. Cette tendance semble réellement intéressante : alors que plusieurs études commencent à mettre en évidence la “ surcharge cognitive ” de certains employés, causée par l’énorme nombre de mails, appels et autres messages qu’ils reçoivent chaque jour sans pouvoir les traiter, il me semble pertinent d’imaginer qu’une assistance automatisée puisse nous aider à filtrer ces sollicitations… Ces systèmes ne “ déshumaniseront ” pas forcément les relations entre collègues, car ils peuvent à l’inverse nous permettre de nous concentrer sur les échanges les plus essentiels au travail et à la cohésion d’équipe, en évitant les tâches répétitives.
Le tri postal, activité largement automatisée, André Tudela et Groupe La Poste, 2016
Dans son article “ Travail : l’automatisation en question ” pour le site InternetActu, le journaliste Hubert Guillaud rapportait les propos de Bernard Stiegler, philosophe spécialiste des mutations techniques de notre société, au cours d’une conférence. Celui-ci disait que “ l’automatisation actuelle est totalement toxique ”, mais il soulignait qu’elle “ porte aussi en elle une possibilité de déprolétarisation ”, c’est à dire un processus d’ascension sociale permettant à des travailleurs peu qualifiés d’évoluer vers un travail plus épanouissant. Je le rejoins sur ce dernier point et cette évolution est d’ailleurs sans doute déjà en cours. Si à court terme cette mutation du travail peut en effet forcer des travailleurs effectuant des tâches répétitives à se reformer voire à changer de métier, il me semble légitime de se demander si cette évolution n’est pas saine à plus long terme, à condition bien sûr d’accompagner les travailleurs dans cette mutation. Ces systèmes soulèvent la question du remplacement de l’humain par l’algorithme (voir à ce sujet l’article dédié aux questions d’éthique et de gouvernance des intelligences artificielles sur le site) et nous obligent à nous poser la question de la valeur que nous donnons au travail, car comme le rappelait Hubert Guillaud à propos de cette automatisation dans un autre article, l’idée d’un “ travail de plus grande valeur ” est une notion subjective : “ Est-ce une valeur pour l’employeur ? Pour l’employé ? Est-ce une valeur en terme de productivité ? De profit ? De compétence ? De satisfaction ? ”. Lorsqu’ils sont conçus et implantés dans les entreprises, nous devons nous interroger sérieusement sur la façon dont ces systèmes pourront impacter le travail des employés, mais peut être aussi impacter plus généralement l’organisation des entreprises.
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Comment l’automatisation sert-elle d'outil pour restructurer les entreprises ?
Dans une conférence qu’il a présenté au salon bpmNEXT 2018, Jim Sinur, chercheur et analyste spécialisé dans les outils de BPA et de BPM, évoquait l’histoire de leur apparition et leur transformation avec le passage des entreprises d’une gestion papier à une gestion purement numérique. Il expliquait notamment que “ Le BPM du passé était un contrôle central [des organisations], un mode d’orchestration global, large et profond dans sa capacité à gérer des ressources ”, mais “ qu’aujourd’hui avec le numérique, un processus peut être quelque chose d’aussi simple qu’un ensemble d’actions mineures contrôlées [...]. Il y a donc beaucoup de choses entre ce contrôle global centralisé et ces usages marginaux, de la grande échelle à la petite échelle* ”. Ce rappel “ historique ” évoque l’idée qu’au-delà d’aider l’entreprise à mieux comprendre son organisation interne, ces nouveaux outils d’automatisation peuvent aussi contribuer à faire évoluer ses modes d’organisations à différentes échelles.

À une échelle locale, ils peuvent par exemple permettre de se détacher ponctuellement de l’organisation habituelle d’un processus, via une interface utilisateur, pour ré-affecter ponctuellement des tâches à d’autres personnes que celles qui sont normalement prévues, changer leur chronologie dans le processus ou leur niveau d’importance. Ce type d’utilisation permet dans certains cas d’aller vers plus de souplesse dans l’entreprise. En cas de dysfonctionnements, le système permet aussi d’identifier les étapes posant problèmes, en s’appuyant sur des interfaces d’analyse et de pilotage. Certains fournisseurs de service se sont d’ailleurs spécialisés dans ces outils dit de “ Reporting ”, complémentaires aux systèmes d’automatisation, comme la startup Toucan Toco, qui s’est fixé pour objectif de produire des outils de visualisation “ pédagogiques ”, accessibles “ sans formation ” et pour une “ utilisation régulière ”. Concrètement, les applications pour smartphone et plateformes webs qu’ils développent permettent aux entreprises d’accéder à des représentations simples et colorées de différents indicateurs de l’entreprise, l’objectif étant de leur permettre de mieux les appréhender et donc de mieux réagir. Mais, si ces représentations parfois directement issues des modélisations BPM peuvent permettre de modifier les processus à petites échelles, il faut se méfier du côté parfois simpliste de ce genre de visualisation de données, qui schématise parfois grossièrement des situations complexes, comme on le verra dans la dernière partie de cet article.
Visualisations de processus BPM, Itesoft, 2018
À plus grande échelle, les systèmes de BPM pourraient permettre de restructurer les entreprises en tant que systèmes, grâce à la modélisation des relations internes qui les font fonctionner. Dans une très intéressante conférence TED qu’il a donné en 2010, Eric Berlow, entrepreneur et chercheur sur les questions d’écologie et de complexité naturelle, présentait son étude des relations alimentaires entre espèces dans des écosystèmes naturels. Il expliquait réaliser pour cela des représentations “ complexes ”, présentant l’ensemble des interactions entre les espèces de l’écosystème au fur et à mesure que certaines apparaissent ou disparaissent. Ces représentations sont essentielles pour lui permettre de simplifier ces situations complexes, et il affirme que “ pour tout problème, plus on peut prendre de la distance et comprendre la complexité, plus on a de chance de pouvoir se recentrer sur les détails simples qui comptent le plus* ”. Cette méthode de représentation, souvent employée par les chercheurs étudiant les systèmes complexes, peut s’appliquer parfaitement aux modélisations BPM, qui peuvent permettre aux entreprises de passer comme l’explique Berlow d’une organisation “ compliquée ”, accumulation d’éléments mal organisés, à une organisation “ complexe ”, mise en relation optimale des éléments, évidemment plus dure à obtenir. Pour illustrer cette idée, Jim Sinur donnait d’ailleurs dans une autre conférence l’exemple du système de BPM mis en place pour l’aéroport de Heathrow à Londres, mentionné en introduction, ou une observation systématique des flux de l’aéroport pendant 6 mois a permis de mettre en place un système ayant un impact fort sur l’organisation générale de l’aéroport.
Représentation d'une chaîne alimentaire, Jennifer Parks et Éric Berlow, 2010
En poussant à repenser la structuration de l’entreprise, les systèmes BPM peuvent aussi impacter l’importance donnée aux différents secteurs d’activités dans les prises de décision et notamment la façon dont les métiers commerciaux du front office (marketing, communication, finance…) et les métiers de production du back office (recherche, ingénierie, design, développement…) interagissent entre eux. Plus globalement, l’automatisation peut amener à repenser les systèmes hiérarchiques traditionnels, en luttant contre des organisations trop cloisonnées. Ce cloisonnement est d’ailleurs l’un des principaux freins à l’implémentation du BPM, puisqu’il fonctionne en créant des interconnexions entre les différents services d’une entreprise, ce qui ne peut se faire que si l’entreprise a un objectif de transversalité en amont de la mise en place du système. Ces technologies peuvent permettre d’accompagner la mutation de certaines entreprises vers des modèles hiérarchiques plus évolutifs et horizontaux, une volonté portée en particulier par le mouvement des start-ups, qui cherche à se démarquer des façons traditionnelles de concevoir le travail. Si les premiers systèmes d’automatisation pouvaient avoir tendance à figer les organisations d'entreprise dans certains usages spécifiques, les technologies développées plus récemment tendent à l’inverse à être plus souples, plus dynamiques, poussant leurs utilisateurs à faire évoluer leurs processus et leurs modèles hiérarchiques selon leurs besoins. C’est cette approche que suivent déjà des plateformes en ligne de gestion du travail d’équipe comme Asana, privilégiant des interfaces très simples et intuitives et une assez grande souplesse d’utilisation. Les designers de service et d’expérience utilisateur (UX) joueront un rôle crucial dans la conception des futurs systèmes d’automatisation, en particulier en favorisant des méthodes d’étude de terrain et de recherche utilisateurs, voire de co-conception avec les utilisateurs dont le travail va être impacté par ces systèmes. En tant que principaux intéressés, ces utilisateurs doivent être écoutés et pris en compte en premier lieu, avant même les intérêts des responsables décidant de l’implantation de ces systèmes dans l’entreprise.
Page de projet, Asana, 2015
Pour pouvoir servir d’outil d’aide à l’évolution du travail et à la restructuration des entreprises, le BPM et les autres outils d’automatisation devront encore s’adapter et pouvoir répondre à différents enjeux techniques. Le principal sera d’être capable d’associer souplesse de modélisation des processus et robustesse d'exécution une fois modélisés. Afin de pouvoir permettre aux utilisateurs de modéliser eux-mêmes leurs processus selon leurs besoins, certains systèmes s’appuient sur des plateformes de développement “ low code ”, c’est à dire des logiciels qui permettent de passer par des “ briques de code ” et une interface graphique simplifiée, ensuite réinterprétée en pur code, plutôt que directement par un logiciel de programmation informatique traditionnel, plus complexe. Si ce type de technologies peut permettre à des utilisateurs peu experts en code d’être plus autonomes, elles ne fonctionneront probablement dans un premier temps que pour des usages assez simples. Pour des cas plus complexes, il restera nécessaire de faire appel au fournisseur du service, ou que celui-ci puisse former les équipes de l’entreprise cliente aux techniques de représentation et de modélisation du système.

L’autre enjeu auquel devront répondre les concepteurs de ces systèmes est celui de la transversalité de leurs usages : comment les outils d’automatisation interagiront-ils avec les autres systèmes utilisés par les entreprises ? Techniquement d’abord, l’enjeu sera d’arriver à faire travailler ensemble des modules technologiques très divers de manière très complémentaire. La question des normes utilisées par les différents fournisseurs de ces systèmes est donc essentielle comme cela a été le cas par le passé pour de nombreux autres logiciels utilisés par les entreprises. Fonctionnellement, il faudra aussi arriver dans la conception de ces outils à éviter la redondance avec les autres systèmes que les employés utilisent déjà, pour ne pas créer de la complexité d’usage inutile et chronophage.
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La restructuration des entreprises pourrait elle être elle même automatisée ?
Dans son article pour le MIT Technology Review “ The bot that loved me : How intelligent automation will improve our jobs and our companies ”, le journaliste Michael Engel envisage l’apparition de nouvelles technologies d’automatisation dans les entreprises avec un certain enthousiasme : “ Imaginez un monde dans lequel les outils d'automatisation regarderaient comment nous travaillons, puis utiliseraient une intelligence artificielle (IA) pour nous donner au fil des jours des conseils sur la façon de mieux travailler (ou pour améliorer à notre place nos efforts de travail) ”, outils qu’il voit aussi capable de “ déterminer où se trouvent les possibilités d'automatisation* ”. Ce type de systèmes proposant de rendre les modélisations de processus capables d’évoluer “ seules ” en fonction des activités de l’entreprise sont aujourd’hui en train de voir le jour, notamment avec le domaine émergent de la Robotic Process Automation (RPA). Ces systèmes “ d'automatisation robotisée des processus ” sont capables d’agir comme un réseau de capteurs implantés dans l’entreprise, pouvant détecter automatiquement les actions réalisées au niveau des ordinateurs des employés, comme des clics de souris, des copier-coller, des manipulations de formulaire, des navigations sur le Web... Cette captation permet au système de “ comprendre ” son contexte de travail (stratégies commerciales, méthodologies de l’entreprise, façon habituelle de traiter une tâche spécifique…) et de faire évoluer de manière dynamique sa modélisation. Michael Engel explique que ce type de systèmes pourrait à terme être capable de rétro-agir sur les processus pour les faire évoluer, “ d'imaginer une solution (aux problèmes observés) sous la forme d'un processus automatisé ” et même “ de simuler comment ces changements amélioreront la productivité ou entraîneront de meilleurs résultats opérationnels ”.
Dilbert, Scott Adams, 2005
Que penser du potentiel de ces systèmes d’automatisation “ autonomes ” en tant qu’outils d’aide à la restructuration des entreprises ? En permettant d’interpréter en temps réel le travail des différentes équipes de l’entreprise en données chiffrées, ils pourraient pousser encore plus loin la mesure de la performance, le repérage des points de dysfonctionnement et l’isolation des problèmes. Cette capacité pourrait au final rendre les processus automatisés plus évolutifs et adaptables aux besoins des employés, mais pourrait aussi produire d’autres effets indésirables. Ces systèmes s’appuieront notamment sur l’observation d’un grand nombre de tâches de travail pour déterminer le comportement moyens des travailleurs et à terme faire des prédictions statistiques et des recommandations sur la façon de modifier les processus, en employant des logiques d’intelligence artificielle (voir l’article à ce sujet sur le site). En plus de représenter une source de stress potentielle pour les employés observés, qui seront contraint de les utiliser, on peut légitimement se demander quelles valeurs donner à ces prédictions alors que les capacités d’analyse de ces technologies sont à ce jour loin d’être optimales. Si ces prédictions deviennent extrêmement fiables à l’avenir, serons-nous prêts à laisser ces systèmes d’automatisation “ autonomes ” les appliquer seuls pour transformer l’organisation de nos entreprises ?

Dans son livre “ Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations ”, le physicien français Pablo Jensen s’intéresse justement à différentes modélisations de systèmes assez emblématiques, en particulier du domaine des sciences sociales. Il rappelle l’origine de ce type de modélisation à des fins de planification, et s’interroge sur leur conception, leur représentativité et donc au final ce qu’elles nous disent sur notre société. Son bilan est assez mitigé… Jensen met en évidence les nombreux biais et erreurs d'analyse qui peuvent se produire quand on passe, comme dans notre cas, d’un système représentant le réel à un système prescrivant comment modifier ce réel pour l’améliorer. Comme le dit Jensen, il faut se rappeler “ que les événements résultent en général d’une combinaison de causes différentes, qu’il n’y a pas de mécanisme qui, seul, permettrait d’en rendre compte ”. Dans le cas du BPM, le fait de considérer seulement les étapes qui concernent directement le processus modélisé peut parfois mener le système à attribuer à tort les dysfonctionnements seulement à ces étapes, alors qu’ils peuvent être dus à d’autres causes extérieures n'intervenant pas dans le processus mais pouvant impacter certains de ses acteurs. Par exemple si un employé prend du retard dans son étape du processus parce qu'il est sollicité par un autre processus et/ou que des facteurs de sa vie privée influent dans son travail. Après avoir étudié de nombreux modèles se voulant prédictifs, Jensen met en garde contre à la tentation de vouloir en tirer trop vite des conclusions, qu’il juge souvent peu pertinentes. Comme il le rappelle, “ quand on veut passer de corrélation à causalité, il faut penser très fort à d’autres raisons qui pourraient mener à la corrélation observée, et les éliminer une à une ”.

Si les systèmes d’automatisation de processus actuels restent sous contrôle puisqu’ils se limitent à fournir des indicateurs pour identifier l’étape du processus responsable d’un dysfonctionnement et permettre aux employés de l’étudier par eux-mêmes afin de chercher des solutions, quelle conséquence aura dans le futur le fait de laisser le système être à la fois détecteur du problème et responsable de sa résolution ? Le risque est je crois alors que la rationalité de ces prédictions aille à l’encontre de l'intérêt des travailleurs voire dans certain cas de l’entreprise, pouvant même créer des “ black swans ” (cygne noir), terme créé par le statisticien Nassim Nicholas Taleb pour désigner un événement imprévisible qui, s'il se réalise, a des conséquences d'une portée considérable pouvant rendre le système hors de contrôle, depuis devenu le cauchemar des concepteurs de systèmes informatiques... Ce genre d'événement restera évidemment rare, mais des dysfonctionnements plus modestes peuvent arriver. Certains utilisateurs de systèmes BPM actuels confient déjà en rencontrer, les tests réalisés lors de la mise en place du système ne pouvant naturellement pas couvrir tous les cas de figure. Des événements non anticipés lors de la mise en place du système peuvent déjà, quand ils se produisent par la suite, ralentir voire paralyser les activités de l’entreprise. Il est donc très important d’éprouver au maximum ces systèmes avant même d’envisager de les rendre autonomes. Et même s’ils en étaient un jour capables, leur permettre d’agir de manière autonome sur l’organisation de l’entreprise à grande échelle ne sera pas nécessairement une bonne chose, risquant de déposséder les utilisateurs de leur façon de travailler et de leur libre arbitre. L’enjeu des concepteurs de ces systèmes est d’éviter cela en imaginant une véritable complémentarité homme-algorithme, afin ce ne soit pas aux travailleurs de s’adapter à la modélisation des processus qu’ils utilisent, mais plutôt à l’inverse à cette modélisation de s’adapter aux travailleurs et à ce qu’ils font en fonction de la situation, tout en leur permettant de reprendre la main à tout moment. Pour cela, il sera primordial qu’en plus d’être intégrés à leurs conceptions, les travailleurs de l’entreprise soient suffisamment formés à leurs utilisations et à leur logique de fonctionnement, afin de savoir comment interagir avec eux, les utiliser pertinemment et surtout en rester maîtres.
Conclusion
La représentation et la modélisation de l’entreprise en tant que système à travers les outils d’automatisation des processus peut indéniablement impacter la perception du travail des employés mais aussi l’organisation même des entreprises. Ces technologies permettent notamment d’améliorer l’efficacité des travailleurs pour certaines tâches, mais aussi de leur donner une meilleure compréhension des processus auxquels ils participent et donc du fonctionnement global de leur entreprise. Mais alors que les concepteurs de ces technologies commencent à utiliser des outils d’intelligence artificielle pour automatiser l’étude des processus et la modification de leur modélisation, de nombreuses questions se posent en termes de régulation, que ce soit concernant l’ampleur de l’implantation de ces technologies dans les entreprises ou au niveau de la responsabilité et de la capacité d’action qu’on leur attribuera. Un juste équilibre doit selon moi être trouvé pour permettre une véritable collaboration bénéfique entre système d’automatisation et travailleurs, sans que ces derniers ne se retrouvent noyés dans la complexité technologique et organisationnelle des systèmes d’automatisation. Les concepteurs de ces systèmes, développeurs et designers d’expérience et d’interface ont un rôle fondamental à jouer dans la conception de ces usages, pour permettre l’appropriation de ces outils par les utilisateurs, et garantir qu’ils en tirent un réel bénéfice dans leur épanouissement au travail. Il est primordial de se rendre compte que ces technologies peuvent ne pas être sans conséquence sur la perception qu’ont les employés de leur travail et donc de se positionner clairement sur cette question pour ne pas créer des usages avilissants. Si ces systèmes de représentation et d’automatisation peuvent permettre de pousser à son extrême un modèle productiviste, ils peuvent aussi contribuer à l’invention de nouvelles façons de concevoir le travail et l’organisation des entreprises, en impliquant les employés dans leur conception pour que leur développement ne se fasse pas au détriment du bien-être de tous.
* Propos traduits par l'auteur

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