Comment l’automatisation sert-elle d'outil pour restructurer les entreprises ?
Dans une
conférence qu’il a présenté au salon bpmNEXT 2018, Jim Sinur, chercheur et analyste spécialisé dans les outils de BPA et de BPM, évoquait l’histoire de leur apparition et leur transformation avec le passage des entreprises d’une gestion papier à une gestion purement numérique. Il expliquait notamment que “ Le BPM du passé était un contrôle central [des organisations], un mode d’orchestration global, large et profond dans sa capacité à gérer des ressources ”, mais “ qu’aujourd’hui avec le numérique, un processus peut être quelque chose d’aussi simple qu’un ensemble d’actions mineures contrôlées [...]. Il y a donc beaucoup de choses entre ce contrôle global centralisé et ces usages marginaux, de la grande échelle à la petite échelle* ”. Ce rappel “ historique ” évoque l’idée qu’au-delà d’aider l’entreprise à mieux comprendre son organisation interne, ces nouveaux outils d’automatisation peuvent aussi contribuer à faire évoluer ses modes d’organisations à différentes échelles.
À une échelle locale, ils peuvent par exemple permettre de se détacher ponctuellement de l’organisation habituelle d’un processus, via une interface utilisateur, pour ré-affecter ponctuellement des tâches à d’autres personnes que celles qui sont normalement prévues, changer leur chronologie dans le processus ou leur niveau d’importance. Ce type d’utilisation permet dans certains cas d’aller vers plus de souplesse dans l’entreprise. En cas de dysfonctionnements, le système permet aussi d’identifier les étapes posant problèmes, en s’appuyant sur des interfaces d’analyse et de pilotage. Certains fournisseurs de service se sont d’ailleurs spécialisés dans ces outils dit de “ Reporting ”, complémentaires aux systèmes d’automatisation, comme la startup
Toucan Toco, qui s’est fixé pour objectif de produire des outils de visualisation “ pédagogiques ”, accessibles “ sans formation ” et pour une “ utilisation régulière ”. Concrètement, les applications pour smartphone et plateformes webs qu’ils développent permettent aux entreprises d’accéder à des représentations simples et colorées de différents indicateurs de l’entreprise, l’objectif étant de leur permettre de mieux les appréhender et donc de mieux réagir. Mais, si ces représentations parfois directement issues des modélisations BPM peuvent permettre de modifier les processus à petites échelles, il faut se méfier du côté parfois simpliste de ce genre de visualisation de données, qui schématise parfois grossièrement des situations complexes, comme on le verra dans la dernière partie de cet article.
Visualisations de processus BPM, Itesoft, 2018
À plus grande échelle, les systèmes de BPM pourraient permettre de restructurer les entreprises en tant que systèmes, grâce à la modélisation des relations internes qui les font fonctionner. Dans une très intéressante
conférence TED qu’il a donné en 2010, Eric Berlow, entrepreneur et chercheur sur les questions d’écologie et de complexité naturelle, présentait son étude des relations alimentaires entre espèces dans des écosystèmes naturels. Il expliquait réaliser pour cela des représentations “ complexes ”, présentant l’ensemble des interactions entre les espèces de l’écosystème au fur et à mesure que certaines apparaissent ou disparaissent. Ces représentations sont essentielles pour lui permettre de simplifier ces situations complexes, et il affirme que “ pour tout problème, plus on peut prendre de la distance et comprendre la complexité, plus on a de chance de pouvoir se recentrer sur les détails simples qui comptent le plus* ”. Cette méthode de représentation, souvent employée par les chercheurs étudiant les systèmes complexes, peut s’appliquer parfaitement aux modélisations BPM, qui peuvent permettre aux entreprises de passer comme l’explique Berlow d’une organisation “ compliquée ”, accumulation d’éléments mal organisés, à une organisation “ complexe ”, mise en relation optimale des éléments, évidemment plus dure à obtenir. Pour illustrer cette idée, Jim Sinur donnait d’ailleurs dans une autre
conférence l’exemple du système de BPM mis en place pour l’aéroport de Heathrow à Londres, mentionné en introduction, ou une observation systématique des flux de l’aéroport pendant 6 mois a permis de mettre en place un système ayant un impact fort sur l’organisation générale de l’aéroport.
Représentation d'une chaîne alimentaire, Jennifer Parks et Éric Berlow, 2010
En poussant à repenser la structuration de l’entreprise, les systèmes BPM peuvent aussi impacter l’importance donnée aux différents secteurs d’activités dans les prises de décision et notamment la façon dont les métiers commerciaux du front office (marketing, communication, finance…) et les métiers de production du back office (recherche, ingénierie, design, développement…) interagissent entre eux. Plus globalement, l’automatisation peut amener à repenser les systèmes hiérarchiques traditionnels, en luttant contre des organisations trop cloisonnées. Ce cloisonnement est d’ailleurs l’un des principaux freins à l’implémentation du BPM, puisqu’il fonctionne en créant des interconnexions entre les différents services d’une entreprise, ce qui ne peut se faire que si l’entreprise a un objectif de transversalité en amont de la mise en place du système. Ces technologies peuvent permettre d’accompagner la mutation de certaines entreprises vers des modèles hiérarchiques plus évolutifs et horizontaux, une volonté portée en particulier par le mouvement des start-ups, qui cherche à se démarquer des façons traditionnelles de concevoir le travail. Si les premiers systèmes d’automatisation pouvaient avoir tendance à figer les organisations d'entreprise dans certains usages spécifiques, les technologies développées plus récemment tendent à l’inverse à être plus souples, plus dynamiques, poussant leurs utilisateurs à faire évoluer leurs processus et leurs modèles hiérarchiques selon leurs besoins. C’est cette approche que suivent déjà des plateformes en ligne de gestion du travail d’équipe comme
Asana, privilégiant des interfaces très simples et intuitives et une assez grande souplesse d’utilisation. Les designers de service et d’
expérience utilisateur (UX) joueront un rôle crucial dans la conception des futurs systèmes d’automatisation, en particulier en favorisant des méthodes d’étude de terrain et de recherche utilisateurs, voire de co-conception avec les utilisateurs dont le travail va être impacté par ces systèmes. En tant que principaux intéressés, ces utilisateurs doivent être écoutés et pris en compte en premier lieu, avant même les intérêts des responsables décidant de l’implantation de ces systèmes dans l’entreprise.
Page de projet, Asana, 2015
Pour pouvoir servir d’outil d’aide à l’évolution du travail et à la restructuration des entreprises, le BPM et les autres outils d’automatisation devront encore s’adapter et pouvoir répondre à différents enjeux techniques. Le principal sera d’être capable d’associer souplesse de modélisation des processus et robustesse d'exécution une fois modélisés. Afin de pouvoir permettre aux utilisateurs de modéliser eux-mêmes leurs processus selon leurs besoins, certains systèmes s’appuient sur des plateformes de développement “ low code ”, c’est à dire des logiciels qui permettent de passer par des “ briques de code ” et une interface graphique simplifiée, ensuite réinterprétée en pur code, plutôt que directement par un logiciel de programmation informatique traditionnel, plus complexe. Si ce type de technologies peut permettre à des utilisateurs peu experts en code d’être plus autonomes, elles ne fonctionneront probablement dans un premier temps que pour des usages assez simples. Pour des cas plus complexes, il restera nécessaire de faire appel au fournisseur du service, ou que celui-ci puisse former les équipes de l’entreprise cliente aux techniques de représentation et de modélisation du système.
L’autre enjeu auquel devront répondre les concepteurs de ces systèmes est celui de la transversalité de leurs usages : comment les outils d’automatisation interagiront-ils avec les autres systèmes utilisés par les entreprises ? Techniquement d’abord, l’enjeu sera d’arriver à faire travailler ensemble des modules technologiques très divers de manière très complémentaire. La question des normes utilisées par les différents fournisseurs de ces systèmes est donc essentielle comme cela a été le cas par le passé pour de nombreux autres logiciels utilisés par les entreprises. Fonctionnellement, il faudra aussi arriver dans la conception de ces outils à éviter la redondance avec les autres systèmes que les employés utilisent déjà, pour ne pas créer de la complexité d’usage inutile et chronophage.