OUPS...
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Relation Forme / Fonction
La blockchain étant une technologie complexe, totalement immatérielle et aux usages peu maîtrisés du grand public, les concepteurs de services utilisant cette technologie s’appuient souvent sur des interfaces utilisateurs très simplifiées et des représentations très imagées. La fonction exacte de l’utilisation d’une blockchain dans le service, des informations qui y sont publiées et du rôle des crypto-monnaies parfois associées n’est donc pas toujours clairement annoncé par le service.
Relation Fournisseurs / Usagers
Par son fonctionnement décentralisé, tous les utilisateurs d’une blockchain peuvent être à la fois fournisseurs, en devenant mineurs et en participant au fonctionnement du réseau, et usagers, en effectuant des transactions. L’anonymat des blockchains permet de protéger les utilisateurs, mais crée aussi une sorte de flou en termes de responsabilité, par exemple dans le cas de fournisseurs de service s’appuyant sur des blockchains existantes qu’ils n’ont pas eux-mêmes créé.
Effet Réseau & Représentation
Pour favoriser la scalabilité de ces systèmes, l’holoptisme, capacité des utilisateurs à percevoir l’ensemble des relations dans un groupe et pas seulement les relations les concernant, est un enjeu majeur que les représentations visuelles peuvent faciliter. Ce sont aussi des outils pertinents pour vulgariser le complexe fonctionnement de ces réseaux décentralisés, à condition de rester critique face aux représentations simplistes qui servent uniquement une volonté de communication.
Gouvernance & Éthique (ARTICLE)
La blockchain questionne du fait de son organisation décentralisée le rôle des états, des institutions et des utilisateurs citoyens dans la gouvernance de nos projets sociétaux. Elle pourrait permettre d’impliquer les utilisateurs d’un service ou les membres d’une communauté dans la décision de leurs orientations futures, pouvant mener à des projets plus participatifs, mais nécessitant une forte pro-activité des participants qui pourrait être difficile à atteindre.
ARTICLE
Blockchain
et crypto-monnaies
Outils de spéculation ou de révolution démocratique ?
Octobre 2019
Le 31 octobre 2008, en pleine crise économique mondiale et un an après la crise des subprimes de l'été 2007, un internaute se faisant appeler “ Satoshi Nakamoto ” met en ligne un document de 9 pages intitulé “ Bitcoin : A Peer-to-Peer Electronic Cash System ”. Il y critique notre modèle économique actuel, soi-disant basé sur la confiance mais dans lequel “ les commerçants doivent se méfier de leurs clients, et les ennuyer en leur demandant plus d’information dont ils n’auraient pas besoin en procédant autrement ”, alors “ qu’un certain pourcentage de fraude est accepté comme inévitable ”. Dans ce document depuis connu sous le nom de “ livre blanc du bitcoin ”, Nakamoto propose et décrit précisément le fonctionnement d’une nouvelle technologie d'échange de monnaie via internet, la blockchain, et d’une nouvelle monnaie associée, le bitcoin. Après être resté très discret pendant quelques années, le bitcoin devient peu à peu un phénomène mondial alors que sa valeur augmente jusqu’à atteindre un pic de presque 20.000 dollars fin 2017, rendant millionnaires les investisseurs des premiers jours...

Aujourd’hui, plus de 10 ans plus tard, la blockchain et le bitcoin font partie des innovations dont on parle le plus souvent dans les médias, certains acteurs du domaine étant persuadés qu’elles vont révolutionner notre société et notre économie, malgré la rechute du cours du bitcoin aux alentours des 4000 dollars début 2019. Vous avez aussi peut-être entendu parler de la forte utilisation de cette monnaie numérique par des organisations criminelles, des groupes terroristes ou des pirates informatiques, qui a contribué à l’aura de mystère qui l’entoure... Les différents articles et reportages sur le sujet en donnent souvent une vision un peu fantasmée et il nous est difficile en tant que grand public d’aller au-delà de celle-ci pour nous faire une idée précise de ces innovations et de leurs applications. La totale immatérialité de la blockchain et du bitcoin ne nous y aide pas, ces technologies ne reposant sur rien de physique. L’énorme quantité de représentations virtuelles du bitcoin qu’on peut trouver sur Internet est donc une façon trompeuse de leur redonner une matérialité simpliste, avant tout dans un but de communication.

Dans le même temps, notre système financier traditionnel est devenu de plus en plus complexe et les transactions se font aujourd’hui à l’échelle de la microseconde à travers le trading haute fréquence automatisé par ordinateur. Le développement de la finance en domaine extrêmement spécialisé réservé à quelques experts justifie d’autant plus auprès des adeptes de la blockchain son expansion en tant que modèle économique alternatif. Après vous avoir expliqué les bases du complexe fonctionnement du bitcoin et de la blockchain, nécessaires pour parler de leurs implications, j’essaierai donc dans cet article de démystifier ce que sont ces technologies et comment elles fonctionnent. J’étudierai pour cela les applications et nouveaux usages quotidiens qu’elles pourraient permettre et les nombreux enjeux que ces technologies soulèvent en termes d’éthique, mais surtout de gouvernance. Quel potentiel a le bitcoin de réellement impacter notre modèle économique actuel ? Et la blockchain pourra-t-elle révolutionner nos échanges d’argent, de bien et d’informations ?
Évolution du cours du bitcoin entre 2010 et 2019, Coindesk, 2019
LES FONDAMENTAUX
Qu’est-ce que le bitcoin ?
Le bitcoin est une monnaie exclusivement électronique, qui s’obtient et s’échange sur internet via des plateformes dédiées, sur lequel n’importe qui peut se créer un compte puis effectuer ses transactions, comme vous le faites en payant une commande ou en effectuant un virement sur internet. L’immatérialité totale d’une monnaie n’est pas extraordinaire en soi, sachant que l’argent que nous utilisons aujourd’hui en zone euro est à plus de 90% électronique. La particularité du bitcoin est d’être la première et la plus connue des crypto-monnaies, c’est à dire une monnaie utilisable sur un réseau informatique de pair-à-pair. Ce type de réseau permet aujourd’hui de s’échanger de la monnaie entre utilisateurs, mais aussi d’autres données comme on le verra dans la suite de l’article.
Qu’est-ce que la blockchain ?
Dans notre système économique actuel, une transaction financière entre vous et un de vos amis passe par vos banques respectives et par une banque centrale qui enregistre la transaction : ces organismes sont des tiers de confiance, qui garantissent le bon déroulement de la transaction, tout en bénéficiant du fait que vous épargniez votre argent chez eux. La volonté derrière la création du bitcoin et de la blockchain est de s’affranchir de ces tiers de confiance qui centralisent toutes les transactions : tous les utilisateurs de bitcoin (et de crypto-monnaies en général) sont au même niveau et s’échangent directement de la monnaie entre eux, de pair-à-pair, c’est à dire sans intermédiaire.

La blockchain est la technologie permettant de réaliser ces transactions entre utilisateurs, en les transmettant et les stockant sur des réseaux informatiques décentralisés, c’est à dire sur lequel les utilisateurs se connectent directement entre eux sans passer par un serveur informatique central. Si quand vous allez sur la page internet Google votre ordinateur se connecte aux serveurs de Google, ici ce sont donc uniquement les ordinateurs des utilisateurs qui font le réseau en s’interconnectant.
La blockchain peut être assimilée à un livre de compte, numérique, sécurisé et immuable : c’est l’historique de toutes les transactions ayant eues lieux entre tous les utilisateurs du réseau depuis sa création. Tous les utilisateurs connectés au réseau peuvent posséder une copie de cet historique, ce qui le rend très stable, sécurisé et donc intéressant. La blockchain permet de garantir le bon déroulement des échanges monétaires entre utilisateurs sans tiers de confiance, et notamment d’éviter le problème de la double dépense. Pour le comprendre imaginez qu’un arnaqueur dispose de 100 euros sur son compte en banque, et se rende dans un magasin pour acheter un objet à 100 euros, qu’il paye en chèque, puis immédiatement après dans un second magasin, pour acheter un autre objet à 100 euros, qu’il paye également en chèque. Dans ce cas, seul le premier magasin à déposer son chèque à sa banque bénéficiera du virement, le second se retrouvant lésé puisque le montant du chèque ne sera plus disponible sur le compte en banque de l’arnaqueur. Ce dernier profite donc à tort de deux transactions : il “ dépense deux fois ” son argent. La technologie blockchain empêche donc ce problème : une transaction ne peut être validée que si le payeur dispose réellement de suffisamment de bitcoin sur son compte, et il lui sera impossible d’annuler la transaction une fois qu’elle a été validée.
Comment marche la blockchain ?
Vous vous demandez surement ce qui permet à ce “ livre de compte ” d’être aussi sécurisé et immuable… La blockchain utilise pour cela 2 principes. Le premier est la signature électronique : toutes vos transactions vers d’autres utilisateurs sont horodatées et visibles par tous les utilisateurs sur la blockchain, mais elles sont “ codées ” au moyen d’une de vos deux clés de chiffrement qui est unique et privée. De cette façon, personne ne peut falsifier votre identité et celles des utilisateurs avec qui vous avez fait des transactions, ni même les montants de ces transactions. Cet encodage se fait par cryptographie asymétrique, une méthode de chiffrement de données qui permet à tous les utilisateurs du réseau de déchiffrer vos transactions pour s’assurer que vous en êtes bien l’auteur, grâce à votre autre clé de chiffrement, qui elle est publique. Pour en savoir plus sur cette technique un peu complexe, le vidéaste ScienceEtonnante a fait une très bonne vidéo à ce sujet sur sa chaîne YouTube.
Le second principe qu’utilise la blockchain est la preuve de travail : une fois sur le réseau n’importe quel utilisateur peut se porter volontaire pour “ écrire ” les nouvelles transactions sur la blockchain. Si vous décidez de le faire, vous dédiez la puissance de calcul de votre ordinateur à la création d’un nouveau bloc, qui est l’historique de toutes les transactions réalisées sur la blockchain dans les 10 dernières minutes. Vous serez alors en compétition avec les autres utilisateurs volontaires pour trouver un identifiant à ce nouveau bloc, à savoir une suite de caractère qui est liée à l’identifiant du bloc précédent. Votre ordinateur devra pour cela essayer de résoudre un problème mathématique complexe nommé hashage, définit par la blockchain, qui prendra environ 10 minutes à être résolu par un des utilisateurs, sa complexité augmentant en fonction du nombre d’utilisateurs essayant de le résoudre, pour maintenir cette durée. Le premier ordinateur qui y parvient est le gagnant de cette “ loterie numérique ” et son propriétaire est rémunéré d’un nombre défini de bitcoin créés pour l’occasion, auquel s’ajoute l’ensemble des frais de transactions, payés par les émetteurs des transactions comprises dans le nouveau bloc. Ce procédé est le seul permettant de créer de nouveaux bitcoins, et les membres du réseau bitcoin y participant sont appelés des mineurs, en référence aux mineurs américains qui “ dépensaient des ressources ” pour ajouter de l’or en circulation lorsqu’ils en trouvaient. Le nouveau bloc de transactions créé est alors ajouté à la suite des blocs précédents, formant avec eux une chaîne de blocs de transactions : la blockchain. La nouvelle version de la blockchain vous est alors transmise, ainsi qu’à l’ensemble des mineurs, comme nouvelle base sur laquelle écrire les blocs suivants : c’est le principe du consensus.
Quel est l’intérêt de ce fonctionnement ?
Le principe de la preuve de travail peut vous sembler inutilement complexe mais son fonctionnement est en fait très ingénieux : il permet de s’assurer que ce soit presque à chaque fois un mineur différent qui crée le nouveau bloc et donc que des “ mineurs pirates ” ne puisse pas falsifier à leur avantage les transactions et donc la blockchain. L’identifiant de chaque bloc étant en effet “ compatible ” à celui du bloc qui le précède, si des pirates tentaient de modifier les transactions inscrites dans l’un des blocs, la compatibilité avec les blocs suivants serait rompue… Les pirates seraient alors obligés de recalculer l’ensemble des blocs suivants un à un jusqu’au plus récent, sachant que dans le même temps les autres mineurs continueront d’allonger la blockchain toutes les 10 minutes et que celle-ci comptait donc début 2019 plus de 560.000 blocs ! Pour falsifier une transaction et donc le bloc sur lequel elle est inscrite (et donc l’ensemble de la blockchain), les pirates devraient donc posséder plus de 50% de la puissance de calcul de l’ensemble des mineurs participant au réseau. Sachant que sur la blockchain du bitcoin on peut estimer début 2019 cette puissance à environ 40.000 fois supérieure à la puissance de calcul globale des serveurs de Google, sa résistance aux attaques devient assez évidente... Grâce à la signature électronique et à la preuve de travail, la blockchain est donc à la fois très sécurisée et très résistante aux attaques et falsifications.
Ce fonctionnement a aussi pour but de faire de la blockchain un système déflationniste, c’est-à-dire dans lequel le niveau général des prix diminue progressivement et de manière durable, faisant donc augmenter le pouvoir d'achat de la crypto-monnaie au cours du temps. Pour cela, la récompense des mineurs a été définie pour aller en décroissant : à l’origine de la blockchain chaque création de bloc était récompensée de 50 bitcoins, nombre ensuite divisé par deux tous les 210.000 blocs, la récompense étant donc de 12,5 bitcoins par bloc début 2019. De cette façon, la valeur des récompenses tend vers zéro au fur et à mesure de l’allongement de la blockchain, de telle façon que le nombre total de bitcoin sera fini, atteignant un maximum de 21 millions de bitcoins, probablement aux alentours de l'an 2140. L’objectif de ce mode de création de nouveaux bitcoins est que la baisse du montant des récompenses de minage soit petit à petit compensée par le développement des frais de transaction, payés par les émetteurs des transactions, qui continueront de récompenser les mineurs de manière durable une fois les 21 millions de bitcoins atteints.
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Quelles sont les ambitions du bitcoin et des autres crypto-monnaies ?
Aujourd’hui encore, personne ne sait qui se cache derrière le pseudo “ Satoshi Nakamoto ”, auteur du document “ Bitcoin : A Peer-to-Peer Electronic Cash System ”, mais c’est en tout cas sous ce même pseudo que le premier bloc est miné le 3 janvier 2009, et la première transaction sur la blockchain effectuée le 12 Janvier. Dans le livre blanc, il expliquait que “ le besoin est d’avoir un système de paiement électronique basé sur une preuve cryptographique au lieu de la confiance, permettant à deux parties volontaires de réaliser entre elles des transactions sans le besoin d’un tiers de confiance ”. Dès sa création, le bitcoin a donc bien comme ambition d’être une alternative au modèle économique dominant, constatant que la confiance en des entités bancaires intermédiaires lors de nos transactions à un “ coût ” trop important, moral comme financier.

Du fait des fluctuations spectaculaires du bitcoin depuis sa création, les suppositions sur son évolution future sont elles aussi devenues très sensationnalistes… Certains pensent qu’il s’agit de la future devise mondiale, d’autres qu’elle finira par disparaître dans un grand crack économique. Mais alors qu’en est-il vraiment des usages de cette crypto-monnaie à l’heure où vous lisez cet article ? Beaucoup des défenseurs actuels du bitcoin cherchent à le faire fonctionner comme du “ cash électronique ”, c’est à dire pour les mêmes usages que les différentes monnaies actuelles. Cette utilisation pourrait avoir des applications potentiellement très intéressantes, permettant par exemple d’effectuer des virements internationaux en quelques minutes, comme l’explique Claire Balva (cofondatrice et CEO de la start-up Blockchain Partner, qui accompagne les entreprises dans l’utilisation des technologies Blockchain) dans sa conférence TEDx “ La Blockchain : réinventer les rapports de confiance ”. Elle souligne que les crypto-monnaies sont aussi un potentiel moyen de premier accès à des services financiers, rappelant que “ aujourd’hui, 90% du volume de transaction faites en bitcoin ont lieu dans les pays en voie de développement, parce que dans ces pays il est très facile d’avoir un smartphone mais il est beaucoup plus difficile d’avoir un compte en banque ”.

Comme l’expliquait le journaliste Kevin Poireault dans un article pour RFI, les crypto-monnaies ont aussi été adoptées par les gouvernements de certains pays très corrompus comme le Venezuela, qui a lancé en 2018 le “ Petro ”, crypto-monnaie adossée sur les réserves pétrolières du pays, dans l'espoir qu’elle puisse relancer l’économie et aider à lutter contre la criminalité. Cette utilisation est assez ironique quand on sait par ailleurs que le bitcoin a été popularisé il y a quelques années à travers son utilisation majoritaire par des réseaux criminels, notamment pour le terrorisme, le marché noir ou les virus “ ransomwares ”, à cause de l’impossibilité de tracer les auteurs des transactions ou même de saisir ces crypto-monnaies. Ces dernières se sont depuis démocratisées et on estime aujourd’hui que les transactions correspondant à ce genre d’activité sont devenues minoritaires. Mais le grand public s’est-il pour autant vraiment emparé de ces nouveaux moyens de paiement en ligne ?
Le président vénézuélien Nicolas Maduro lors d'une conférence de presse consacrée au lancement international du “ Petro ”, Federico Parra (AFP), 2018
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Pourrez-vous bientôt payer vos courses en bitcoin ?
Le grand public est encore loin de pouvoir envisager d’utiliser les crypto-monnaies pour des transactions quotidiennes. Pour des raisons de législation tout d’abord : le monde de la finance commence tout juste à réaliser l’ampleur potentielle du phénomène. Le président de L'Autorité des Marchés Financiers (AMF), une institution financière agissant au nom de l'État français pour la régulation des marchés financiers, évoquait par exemple en parlant des crypto-monnaies en 2018 “ l’urgence à légiférer, mais à légiférer dans un esprit d’ouverture car nous sommes face à un phénomène dont on n’a pas encore pris toute la mesure ”. De par leurs fonctionnements, les crypto-monnaies ne peuvent pas réellement être soumises à la même législation que l’euro ou les devises étrangères. De nombreux économistes affirment même que le bitcoin ne remplit pas, ou très partiellement, les 3 fonctions qui définissent une monnaie : l’unité de compte (la possibilité d’estimer des prix pour des produits ou des services), l’intermédiaire d'échanges (la possibilité d'échanger des unités de monnaies contre des produits ou des services) et la réserve de valeur (la capacité à garder sa valeur dans le temps). La volatilité du bitcoin, c’est à dire la variation très forte de son cour, empêche pour l’instant d’estimer des prix stables et de garantir sa valeur dans le temps (comme l’a prouvé son effondrement début 2018). En Décembre 2017, François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France déclarait d’ailleurs que “ le bitcoin n’est en rien une monnaie ou même une crypto monnaie. C’est un actif spéculatif. Sa valeur et sa forte volatilité ne correspondent à aucun sous-jacent économique et ne sont la responsabilité de personne. La Banque de France tient à rappeler que ceux qui investissent en bitcoin le font totalement à leurs risques et périls. ” Les réticences de l’État français à l’égard des crypto-monnaies s’expliquent aussi par son incapacité à contrôler leurs évolutions, et donc par la crainte de dérives. Bruno le Maire, alors ministre de l’économie, a ainsi déclaré lancer en Janvier 2018 une “ mission sur les crypto-monnaies ”, qui lui “ proposera des orientations sur l’évolution de la réglementation pour mieux en maîtriser le développement et empêcher leur utilisation à des fins d’évasion fiscale, de blanchiment d’argent ou de financement d’activités criminelles ou de terrorisme ”.

Pour l’instant, l’utilisation qui est faite des crypto-monnaies donne plutôt raison à ces critiques, le bitcoin n’étant accepté comme moyen de paiement que dans très peu de lieu. Le vidéaste Hasheur, qui prône le développement des crypto-monnaies, a ainsi tenté l’expérience amusante de vivre 24h à New-York exclusivement avec des bitcoins. Le résultat est assez parlant : quand on voit la difficulté qu’il a de trouver un distributeur permettant de retirer des dollars depuis son compte bitcoin, ou même un restaurant acceptant les bitcoins dans une mégalopole comme New-York, on peut se demander s’il est vraiment réaliste d’espérer pouvoir démocratiser ces usages à plus grande échelle… Mais on peut aussi comme lui considérer qu’il s’agit d’une question de tendance, rien n’empêchant dans l’absolu les commerçants de se mettre à utiliser ces crypto-monnaies si la demande de leurs clients devient un jour assez forte. Cependant, sa vidéo montre aussi une seconde limitation de l’utilisation du bitcoin, beaucoup plus problématique car liée à son fonctionnement. Comme vous le savez maintenant, la blockchain du bitcoin ne s’écrit que toutes les 10 minutes, et ce temps de transaction se fait sentir quand que le vidéaste retire des dollars à un distributeur bitcoin et qu’il doit attendre que la transaction ait bien été validée sur la blockchain avant de recevoir son argent. Par ailleurs, je n’ai pas encore précisé que chaque bloc est limité à environ 2500 transactions. Les frais de transactions rajoutés par les utilisateurs définissent donc s’ils veulent absolument être ajouté dans le prochain bloc ou s’ils acceptent d’attendre d’être ajouté dans les 3 voire 6 prochains blocs, rallongeant donc le temps de la transaction de plusieurs dizaines de minutes. Ces frais évoluent en permanence selon la demande, et s’ils sont généralement “ tolérables ”, de l’ordre de quelques dizaines de centimes de dollars début 2019, ils ont pu l’être beaucoup moins par le passé, atteignant 30 dollars par transaction pendant la flambée du cours du bitcoin fin 2017.
Capture de la vidéo “ 24h à New York qu'avec des bitcoins ”, Hasheur, 2017
Il ne faut donc pas se tromper sur son usage : le bitcoin est aujourd’hui majoritairement utilisé dans un but de spéculation, les investisseurs tirant partie des fortes variations de son cours. Des entrepreneurs ont par exemple fondé à Paris en 2014 la Maison du bitcoin, depuis devenue Coinhouse, premier lieu physique en Europe dédié aux crypto-monnaies. Ils la présente comme un “ partenaire de confiance pour investir dans les crypto-actifs ”, permettant de faire des transactions sur environ 250 crypto-monnaies différentes en suivant en direct l’évolution des cours, mais aussi comme un lieu de formation sur les questions techniques liées au bitcoin et à la blockchain. Le lieu évoque donc plus une salle des marchés qu’un centre imaginant des usages économiques alternatifs…

En résumé, nous sommes encore loin de la révolution économique voulue par Nakamoto faisant disparaître les banques et le contrôle de l’état, comme l’explique le vidéaste Stupid Economics dans l’une de ses intéressantes vidéos sur le bitcoin, consacrée à ses limites et à son prétendu potentiel de révolution économique. Selon lui, le bitcoin pourrait plutôt devenir une valeur refuge à long terme, comme l’or l’est aujourd’hui, représentant donc avant tout un investissement. À moins d’imaginer une blockchain fonctionnant sur des temporalités de transaction beaucoup plus courtes et à des échelles beaucoup plus grandes, comme souhaite par exemple le faire le très ambitieux projet Telegram Open Network, l’utilisation de crypto-monnaies par le grand public pour des usages quotidiens semble encore une utopie.
Sticker “ bitcoin accepted here ” sur la vitrine d'un commerce, anonyme, 2018
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À quoi peut servir la blockchain au-delà des crypto-monnaies ?
Si les applications de la blockchain étaient à l’origine exclusivement financières, de nombreuses blockchain se sont depuis développées, plus ou moins éloignées de celle du bitcoin. Certaines ont même pris le parti de ne plus avoir de crypto-monnaie associée, pour proposer d’autres usages, tirant partie des propriétés de décentralisation, d’immuabilité et d’horodatage de la technologie blockchain. Depuis quelques années, on peut ainsi assister au développement d’un marché des services blockchain, encore balbutiant. De nombreuses entreprises perçoivent les potentiels intérêts de cette technologie et commencent parfois sans trop comprendre de quoi il s’agit à essayer d’en tirer des bénéfices. Des “ experts ” se proposent même de les accompagner dans leurs projets utilisant la technologie blockchain, comme Amazon avec son système “ Amazon Managed Blockchain ”, permettant de créer et gérer des réseaux de blockchains évolutifs.
Dilbert, Scott Adams, 2017
L’application de la blockchain la plus développée (et déjà accessible au grand public) est sans doute la certification de documents. L’idée est simple : les transactions financières normalement inscrites sur la blockchain sont ici remplacées par des informations liées à un document et à un utilisateur. Ce type de blockchain permet par exemple de certifier que vous, Monsieur/Madame X, avez bien obtenu le diplôme de Master de l’école Y en Janvier 2019, sans que personne ne puisse remettre en question ou falsifier ce diplôme, pas même vous donc… Ce type d’usage pourrait s’avérer intéressant pour les écoles, mais surtout pour les employeurs, sachant qu’une étude réalisée en 2013 par le cabinet de conseil en recrutement Florian Mantione estimait que “ que 33 % des candidats s’attribuent “ souvent ” ou “ toujours ” un faux diplôme ”. Une autre application de certification via la blockchain est la notarisation des titres de propriétés. Le projet Bitland a par exemple pour objectif de permettre aux citoyens et aux institutions du Gahna de revendiquer leurs titres de propriété, sachant qu’on estime qu’environ 90% des zones rurales du pays ne sont pas répertoriées sur un cadastre, du fait de la difficulté de prouver sa propriété et surtout de la corruption de l’état. Le projet a pour but de s'étendre dans un deuxième temps à tout le continent africain. Une fois la certification initiale inscrite sur la blockchain par un intermédiaire humain, la propriété pourrait même être échangé ou revendue que cette certification soit remise en question.

Un principe similaire permettrait d’utiliser la blockchain pour certifier son identité et pouvoir accéder à des données, à un réseau, à un service… Irving Wladawsky-Berger, professeur, conférencier et chercheur à IBM pendant 37 ans explique dans son article “ The Internet of Money ”, qu'à travers le monde, “ beaucoup d’individus pauvres ne peuvent pas prouver qui ils sont. Le fait qu’ils n’aient pas de certificat de naissance ou tout autre document prouvant leur identité les empêche de participer à beaucoup d’activités que nous considérons comme acquises dans une économie moderne * ”. Jonathan Ledgard, directeur du département “ Future Africa ” de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne et ancien correspondant dans 50 pays Africain pour “ The Economist ”, va même plus loin dans son article “ Africa, Digital Identity and the Beginning of the End for Coins ”, affirmant que “ l’identité numérique sera l’une des plus importantes questions philosophique, politique et économique du début du 21ème siècle ”. Il précise qu’“ en Afrique d’ici 2020, 200 millions de jeunes se connecteront à internet pour la première fois. [...| Ces jeunes africains auront une opportunité bien plus forte d’améliorer leur qualité de vie s’ils disposent d’une identité numérique véritable et sécurisée, leur permettant de contrôler leurs propres données et faire plus facilement des transactions avec les autres utilisateurs sur des réseaux pair-à-pair * ”. Cette vérification et cette sécurisation de l’identité numérique pourrait être obtenue via la blockchain et son principe de clé privé propre à chaque utilisateur du réseau, grâce auquel on est certain que vous êtes bien qui vous prétendez être. L’une des limites principales de ce type de blockchain sera alors de réussir à mobiliser suffisamment de mineurs, et donc de puissance de calcul totale, pour garantir la sécurité du système et sa résistance aux attaques, ce qui pourrait être difficile à atteindre dans le cas de systèmes aux intérêts financiers limités…

Ce secteur ouvre donc de nombreuses opportunités de projets pour les entrepreneurs, dans lesquels les designers de services, d’expérience utilisateur et d’interface pourraient jouer un rôle prépondérant pour permettre un accès simplifié du grand public à ces technologies. Certaines entreprises de services, comme Brickchain, font déjà collaborer designers et développeurs autour de la question du partage, du contrôle et de la protection des données personnelles des utilisateurs de services via la blockchain. Le concept récent du “ 0 knowledge proof ” permet par exemple de prouver un fait certifié, comme le fait que vous êtes majeur, sans donner de preuve exacte, en l’occurrence votre identité précise. Cette “ décentralisation de l’identité ” est particulièrement d’actualité alors que l’Union Européenne a voté le 25 mai 2018 le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD), forçant les fournisseurs de services et de contenu en ligne à garantir à leurs utilisateurs la portabilité de leurs données personnelles (transfert des données d’un service à un autre), voire leur suppression complète sur demande. Une fois nos données personnelles vérifiées, nous disposerions donc chacun d’un “ passeport ” de caractéristiques personnelles (nom, coordonnées, informations bancaires, données médicales…) certifiées sur la blockchain, que nous pourrions partiellement ou totalement fournir en fonction de nos besoins et de nos pratiques sur internet. Le développement de ce type de projet se répand, et on peut notamment citer la plateforme Open Mustard Seed (OMS), réalisé en collaboration par ID3 (Institute for Institutional Innovation by Data-Driven Design) et le M.I.T. Media Lab, permettant elle aussi le partage sécurisé de données en ligne.
Images publicitaires Integrity, Brickchain, 2017
Un autre usage similaire est lié à la traçabilité de produits ou de documents, tirant partie de la capacité d’horodatage du registre blockchain. La start-up BlockchainyourIP (pour Intellectual Property) propose par exemple à des écoles, des organisations ou des particuliers de faire horodater leurs créations artistique ou technique sur une blockchain. Celle-ci est donc ici utilisée pour pouvoir prouver à posteriori l’identité du créateur et la date de création, comme le font par exemple actuellement les enveloppes Soleau, permettant de sceller sous cachet de l’INPI (Institut national de la propriété industrielle) les documents prouvant une création. Ces procédés qui nécessitaient jusque-là un archivage papier manuel pourraient grâce à la blockchain être grandement simplifiés, sans risque pour le fournisseur de service de perdre votre dossier… S’ils peuvent indéniablement faciliter de nombreux usages pour les entreprises et les particuliers, ces nouveaux services liés à la blockchain soulèvent cependant de nombreuses questions en termes de gouvernance de nos données. On peut notamment se demander si ces fournisseurs de services ne sont pas en train de se positionner en tant que nouveaux “ tiers de confiance ”, dans l’idée de se rendre indispensables dans le futur pour certifier tout échange d’argent, de bien ou d’informations. Ces nouveaux services pourraient peut-être malgré tout nous permettre d’exercer un contrôle plus ferme sur les transactions que nous effectuons et sur les informations personnelles que nous acceptons de fournir pour nos différents usages en ligne.
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Comment pouvons-nous créer de nouvelles façons de faire communauté grâce à la blockchain ?
Le fonctionnement de la blockchain a permis de mettre en place de nouveaux types de transactions entre utilisateurs, en particulier les “ Smart contracts ”, des logiciels automatiques apparus sur la blockchain Ethereum, aujourd’hui la seconde en terme d’ampleur après celle du bitcoin. Le principe de ces “ contrats intelligents ” est simple : vous définissez une transaction financière avec un autre utilisateur, mais celle-ci ne sera déclenchée que si des conditions que vous avez prédéfinies sont vérifiées dans le futur, sans que l’autre utilisateur ou vous-même ne puissiez intervenir pour annuler ou modifier la transaction. L’une des premières applications à s’être développée est celle des paris en ligne : vous choisissez votre mise puis passez un smart contract avec un autre utilisateur ou un organisme, définissant par exemple que “ si Arsenal gagne contre Chelsea le 19 Janvier 2019 ”, vous récupérez deux fois votre mise de départ. Au-delà de ces usages récréatifs, ce type de services décentralisés pourraient notamment être utilisés pour l’automatisation de transactions administratives, par exemple le remboursement d’assurance en cas de retard ou de sinistre, déjà expérimenté par Axa avec son assurance Fizzy : si votre avion est annulé pour une cause définie dans le contrat, vous êtes automatiquement remboursé sans avoir à porter réclamation. Le bénéfice concerne donc aussi bien l’utilisateur en termes de temps économisé que l'assureur en termes de frais de gestion réduits. Ces nouveaux modèles de “ gouvernance de services ” posent cependant encore de nombreuses questions : qui sera responsable en cas de défaillance du service ? Sera-t-il possible “ d’invalider ” le contrat en cas d'événement imprévu ? Ou de procéder à une modification des termes de celui-ci ? A travers ces questions vous commencez peut-être à sentir qu’au-delà de ces nouveaux services la blockchain remet plus globalement en question les modes de gouvernance d’organisations ou de communautés.

Pour illustrer cette idée, des fournisseurs de services basés sur des blockchains mettent en place depuis quelques années des opérations pouvant s’apparenter à des levées de fond, appelées Initial Coin Offering (ICO). Le principe de ce type d’opération est qu’une entreprise voulant lancer un nouveau service propose, pendant la phase de démarrage du projet, des tokens (ou “ jetons ” en français) achetables par n’importe quel internaute sur une blockchain. Les tokens peuvent alors prendre de la valeur et être revendus si le projet est un succès, et ils représentent aussi une garantie d’accès au service une fois développé. Mais le but principal de ces tokens est de permettre à leurs propriétaires de participer à la gouvernance du service et à son évolution. Ces jetons représentent ainsi un “ droit sur le service ”, permettant à leurs détenteurs de voter pour décider de ses orientations futures, proportionnellement au nombre de tokens qu’ils possèdent. Si le cadre réglementaire de ce type d’organisation est encore à préciser, il me semble potentiellement intéressant, en proposant une nouvelle façon d’impliquer les utilisateurs dans les prises de décisions et l’orientation d’organisations ou de projets auxquels ils décident de souscrire. C’est en quelque sorte une nouvelle façon de faire communauté et de se fédérer que proposent ces fournisseurs de service, pouvant faire émerger des projets plus collaboratifs et participatifs.
Dilbert, Scott Adams, 2017
Dans ce type d’usage la blockchain devient un support de gouvernance et d’organisation, et le rôle des concepteurs de service est alors de définir les possibilités d’actions des différents participants. Plusieurs institutions publiques ou privées commencent à pressentir ce potentiel, en mettant en place leur propres blockchains privées. Ces réseaux sont restreints à un nombre limité de collaborateurs, choisis par l’institution selon ses projets. Sur ce principe, les “ blockchains de consortium ” permettent de prendre des décisions collégiales en entreprise : une proposition nécessitera par exemple l’approbation d’un nombre défini de membres du réseau pour être validée, puis inscrite sur la blockchain et rendue visible par tous les autres membres de l’entreprise qui ne font pas partie du projet. Ce type de blockchain permet d’expérimenter des prises de décision simplifiées et renvoie à la complexe question du vote en ligne. La blockchain pourrait à terme permettre de répondre aux enjeux de sécurité et de confidentialité qui font encore défauts aux systèmes électoraux numériques expérimentés actuellement, tout en permettant la certification de l’identité de chacun des votants. Dans un article à ce sujet pour Blocs, blog hébergé par Usbek & Rica dédié aux potentiels impacts sociétaux de la blockchain, le publicitaire Renaud Loubert-Aledo nuançait cette idée en expliquant que de tels systèmes ne pourraient pour l’instant pas répondre aux niveaux d’exigence nécessaires à des votes de plus grande ampleur, comme des élections nationales, n’étant par exemple pas capable d’enregistrer des millions de votes dans une courte période de temps. Ils pourraient donc constituer une alternative intéressante pour des projets à petite échelle, en attendant peut-être que les recherches sur des blockchains de plus grande ampleur aboutissent.
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Une redéfinition de nos droits citoyens par la blockchain est-elle possible ?
Au-delà de ses premiers usages économiques, la blockchain se positionne donc aujourd’hui comme outil de gouvernance décentralisé, permettant d’expérimenter de nouveaux modèles participatifs. Rémi Susan, journaliste spécialiste de l’usage des nouvelles technologies et des mouvements alternatifs qui en découlent s’est pour cette raison intéressé à l’origine idéologique de la blockchain, pour comprendre quelles ambitions cette technologie portait à sa création. Lors de la conférence “ Raconte-moi la blockchain ” à laquelle j’ai pu assister en Novembre 2018 à la Gaité Lyrique, il expliquait notamment que la blockchain est issue des réflexions citoyennes sur les DAO (Digital Autonomous Organisation), des groupes autogérés utopistes qui souhaitent s’affranchir du cadre régulateur de l’état pour établir une organisation sociétale sans dirigeant. On sait en effet aujourd’hui que les créateurs du bitcoin et de la première blockchain (plusieurs personnes se cachant probablement derrière le pseudo de “ Satoshi Nakamoto ”) étaient très proches du mouvement “ cypherpunk ”, un groupe de programmeurs et de hackers activistes né aux États-Unis. Ce groupe avait pour buts d’utiliser les techniques de cryptographie pour permettre plus de liberté, de sécurité et d’anonymat aux internautes, de s’opposer aux opérations d’écoute et de censure du gouvernement et de militer par ces actions pour un changement social et politique. Qui qu’il soit, “ Satoshi Nakamoto ” avait donc très probablement en créant le bitcoin la volonté d’amoindrir, voire à terme de supprimer, le rôle de l’état et des institutions financières dans la régulation de l’économie, pour à l’inverse y ré-impliquer les citoyens de manière beaucoup plus directe. Charles Stross, écrivain de science-fiction britannique, populaire pour ses œuvres d’anticipation, a d’ailleurs écrit sur son blog l’une des plus virulente et célèbre critique des crypto-monnaies, sobrement intitulée “ Why I Want Bitcoin to Die in a Fire ”. Dans cet article publié en Décembre 2013 et depuis très repris sur internet, il écrit que “ le bitcoin donne l’impression d’avoir été conçu comme une arme visant à endommager les banques centrales et les banques émettrices de monnaie, avec à l’esprit un agenda politique libertarien, pour entraver la capacité des états à collecter des impôts et contrôler les transactions financières de leurs citoyens * ”.

Qu’on soit d’accord ou pas avec la volonté de Nakamoto, il n’est en tout cas pas anodin que les mouvements libertariens américains aient été parmi les premiers à s’intéresser au bitcoin, dès 2013. Pour les adhérents de cette idéologie, le bitcoin est avant tout une ressource politique, les états n’ayant tout simplement pas de rôle à jouer dans la régulation de cette nouvelle monnaie. Dans son deuxième article sur les imaginaires du bitcoin, pour le site Internet Actu, Rémi Susan note avec amusement que cette volonté se retrouve chez deux extrêmes idéologiques opposés, tous deux à l’origine de la blockchain : d’une part le mouvement anarchiste, qui souhaite abolir toute hiérarchie dans notre société, d’autre part l’hyper-libéralisme, qui prône un marché capitaliste seulement régulé par le rapport entre l’offre et la demande. La “ convergence des luttes ” entre ces idéologies et celle des premiers adeptes des crypto-monnaies est assez claire, et c’est donc bien une redéfinition du rôle des citoyens dans l’économie que proposait la blockchain à sa création. Sans doute dans l’idée que cette posture de contradicteur marginal pourrait à terme inspirer une transformation plus profonde de notre système économique actuel.
Fredric Fortier et Mathieu Baril, investisseurs bitcoin, au “ San Francisco Bitcoin Meetup Holiday Party ”, Jason Henry (The New York Times), 2018
Au vu de ce projet politique porté par les créateurs de la blockchain, on comprend d’autant mieux que les états cherchent à contrôler les évolutions de cette technologie... Le 1er février 2018, la Commission européenne a notamment lancé un observatoire pour réaliser une “ cartographie des initiatives existantes en matière de technologie blockchain et de ses applications ”, et définir “ les actions prioritaires à mettre en place au niveau européen ” en particulier en termes de “ cadre réglementaire et législatif ”. La compatibilité entre la technologie blockchain, développée hors de tout cadre légal, et les législations européennes et nationales risque pourtant d’être complexe à trouver. L’Union Européenne pointe notamment du doigt la non compatibilité de la blockchain avec la loi RGPD, en particulier l’impossibilité d’effacer les données (et les transactions) des utilisateurs à posteriori, ce qui semble logiquement impossible du fait du mode de fonctionnement de cette technologie. Mais alors, est-ce à la blockchain de tenter de s’adapter à la loi ou aux états d’adapter la loi à la blockchain ? Si on comprend que la législation de ces technologies soit un enjeu central pour les états, ils pourraient se retrouver dans une posture délicate, tentés de tirer parti des intérêts économiques de ces technologies mais redoutant le faible contrôle qu’ils pourront exercer sur elles une fois qu’elles seront développées.
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La “ révolution blockchain ” pourrait-elle vraiment transformer notre société ?
Si Internet a permis le libre échange d’information numérique, la blockchain pourrait donc dans le futur permettre le libre-échange de “ valeur numérique ” : monnaie, vote, données, titres de propriété… Avec cette perspective, on touche au dernier questionnement que je porterai dans cet article, plus subjectif, à savoir la capacité du grand public à s’auto-réguler dans l’usage de ce type de systèmes numériques décentralisés. C’est cette capacité qui déterminera selon moi l’ampleur du développement des blockchains en tant qu’outils de gouvernance communautaires à l’avenir.

Hélas, même si ces technologies étaient dans le futur rendues accessibles et appropriables par le grand public, je ne suis pas convaincu qu’elles seraient adoptées pour autant. Bernard Lietaer, professeur d’économie, chercheur et conseiller de plusieurs gouvernements et grandes entreprises, débat dans son article “ Why Complementary Currencies Are Necessary to Financial Stability : The Scientific Evidence ” de la durabilité de tout “ système de flux ” dans le temps, qu’il s’agisse d’un écosystème naturel ou d’un écosystème de transactions comme une blockchain. Selon lui cette durabilité dépend de l’équilibre entre l’efficacité du système (sa capacité de traitement de données) et sa résilience (sa résistance aux dysfonctionnements et au changement d’échelle ou de type d’utilisation). Et c’est justement un manque de résilience qui pourrait nuire à la démocratisation des blockchains publiques, qui seront probablement confrontées à un problème de “ scalabilité ”, anglicisme de “ scale ” (échelle), désignant en informatique la capacité d'un système à s'adapter à un changement d'ordre de grandeur de la demande, et en particulier à maintenir ses fonctionnalités et ses performances en cas de forte demande. Ce qui marche actuellement à l’échelle de petites communautés ne marchera pas nécessairement à l’échelle de sociétés entières. Des solutions techniques émergent pour tenter de résoudre ces limitations, comme le projet Lightning network (dont le fonctionnement est développé dans cet article).
Dilbert, Scott Adams, 2018
Pourtant ce manque de scalabilité ne pourra selon moi pas être pour autant résolu par plus d’innovation technologique. Car un autre problème commence déjà à émerger, qui ne fera que s’amplifier au fur et à mesure que l’utilisation des blockchains se démocratisera… Si actuellement les participants des blockchains sont relativement “ spécialistes ” et pro-actifs, je crois qu’à plus grande échelle se développera un phénomène de “ fossilisation ”, bien connu dans l’étude des systèmes numériques : en prenant de l’ampleur et en se complexifiant, de nombreux systèmes font émerger un ordre spontané, dans lequel un petit groupe d’individus précurseurs deviennent les seuls capables de piloter leur évolution. Ce phénomène est notamment analysé par Jean-Michel Cornu, expert dans le domaine de la coopération et de l'intelligence collective, dans son article “ A combien peut-on coopérer ? ” pour le site InternetActu. Il y explique que “ dans une communauté, environ 10 % des personnes réagissent [...], et 1 % des personnes sont proactives, c’est-à-dire qu’elles prennent des initiatives ” et constate des seuils au-delà desquels les groupes humains peinent à se structurer et à assurer leur propre gouvernance de manière horizontale et décentralisée, sans organisation hiérarchique.

Dans l’excellente interview Thinkerview “ Blockchain, gouvernance et énergie ? ”, Primavera De Filippi (chercheuse au CNRS sur les aspects juridiques de la blockchain) et Remy Bourganel (designer et directeur de l’innovation chez Brickchain) évoquent de la même façon les limites de l'holacratie, système de gouvernance de groupe d’individus basé sur une répartition des mécanismes de prise de décision en sous-groupes auto-organisés, similaire à l’organisation des interactions entre utilisateurs sur certaines blockchains. Et ils se demandent justement si le grand public pourra un jour être suffisamment outillé pour adopter une décentralisation absolue de l’économie et des prises de décisions collectives. Dans le prolongement de cette réflexion, Mihaela Ulieru, professeure et fondatrice de plusieurs laboratoires de recherche autour de la gouvernance des systèmes complexes écrit dans son article “ Organic Governance Through the Logic of Holonic Systems ” que “ tous les membres d’une holacratie captent ce qu’il s’y passe, et chacun joue un rôle dans l’identification rapide des tensions, tout en participant activement à leur résolution * ”. Ce type de modèle nécessitant une forte participation de tous les utilisateurs pour rester à la fois suffisamment résilient et dynamique risque donc d’être impossible à démocratiser tel quel au grand public. Un fort niveau d’implication nécessite à la fois du temps et des moyens matériels conséquents, et tous les citoyens n’auront selon moi pas la possibilité ou l’envie de s’y consacrer. Une forme “ d’inertie de groupe ” risque donc de freiner l’implication pro-active des utilisateurs dans la gouvernance des blockchains, et il me semble donc assez logique qu’une forme de hiérarchie se remette en place sur les blockchains auto-gérées quand elles atteindront une certaine taille. Pour autant, cette “ recentralisation ” n’empêchera pas nécessairement l’émergence de nouveaux usages très novateurs de la blockchain pour les échanges d’argent, de biens et d’informations. Mais cette émergence devrait, si elle a lieu, être portée par des dirigeants “ auto-proclamés ”, avant qu’un plus grand nombre d’utilisateurs, plus passifs, puissent s’approprier ces usages. Ce sera alors à ces mêmes utilisateurs d’exercer leur esprit critique et de contrôler le rôle que joueront ces nouveaux dirigeants dans le futur…
Conclusion
Si la blockchain a bien le potentiel de transformer nos usages en termes d’échange d’argent, de biens et d’informations, je ne crois au final pas qu’elle agira comme une “ révolution ”. Elle devrait plutôt venir s’ajouter aux systèmes existants, selon les utilisations que nous voudrons en faire. Car si cette technologie ne bouleversera probablement pas nos sociétés, tout comme le bitcoin ne bouleversera pas notre système monétaire, le marché des services liés à la blockchain a quant à lui un très fort potentiel de simplification d’usages existants et de création de nouveaux usages au service des libertés individuelles des utilisateurs, en particulier pour les nouvelles générations éduquées aux usages du numérique. Ce marché constituera d’ailleurs probablement un domaine très porteur pour les fournisseurs de services, ingénieurs et designers dans le futur… Leur rôle sera alors de faciliter l’appropriation par les utilisateurs de cette technologie complexe, en proposant des interfaces et des usages simplifiés. Le marché de la blockchain pourrait bien à terme ressembler à notre marché actuel, avec des régulateurs, spéculateurs, fournisseurs de services et nous usagers, pas nécessairement connaisseurs du fonctionnement profond de ces technologies, mais pouvant malgré tout en bénéficier. Comme de nombreuses technologies, la blockchain est avant tout un outil, appelant à penser de nouveaux modes d’interaction de manière interdisciplinaire, en croisant à la fois des questions techniques, juridiques, d’usages et idéologiques. L’enjeu pendant ces phases de conception est alors d’éviter son utilisation abusive pour des projets qui pourraient s’appuyer sur des technologies plus simples et plus facilement appropriables par le grand public. Mais au-delà de la pure innovation technologique, il reste intéressant de se rappeler quelle innovation sociale permet une technologie. La blockchain et les crypto-monnaies rappellent par leurs origines que d’autres modèles d’économie et d’organisation sociétale sont possibles. De tous les systèmes technologiques complexes que j’aborderai sur ce site, ce sont surement ceux qui soulèvent le plus de nouveaux enjeux en termes de gouvernance, aussi bien du point de vue des gouvernements, des institutions privées ou publiques que des utilisateurs autonomes, nous rappelant à tous que des alternatives à notre modèle de société actuel sont possibles.
* Propos traduits par l'auteur

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